Publié le 23 novembre 2021, modifié le 24 novembre 2021.
Par La Rédaction

Cryptomonnaies : un défi pour la souveraineté ou une chance pour la démocratie ?

Publié le 23 novembre 2021, modifié le 24 novembre 2021.
Par La Rédaction
Création : servicesmobiles

Création : servicesmobiles

Cette tribune exclusive pour SM a été réalisée par Jean-François Faure qui est le Président fondateur de la fintech VeraCash. Depuis 2012, VeraCash rétablit l’or et l’argent métal comme moyen de paiement de tous les jours.

L’année 2008 restera dans les mémoires comme celle de l’effondrement de la finance mondiale sous le poids de ses nombreux abus. Des abus sur lesquels tout le monde avait volontairement fermé les yeux jusqu’ici et dont la révélation au grand public vint brusquement exacerber la méfiance qu’il exprimait déjà à l’égard d’un système monétaire devenu pour beaucoup opaque, corrompu et anti-démocratique. Ce n’est sans doute pas un hasard si cette même année correspond également à la naissance du Bitcoin, première devise entièrement électronique conçue justement pour redonner le pouvoir monétaire aux individus, sans intermédiaire financier, sans influence étatique ni contrôle centralisé. Coïncidence du calendrier ou véritable réponse aux errements d’une finance désormais déconnectée de la réalité économique, les cryptomonnaies venaient de naître, et avec elles la soudaine possibilité d’une alternative crédible.

Mais il ne suffit pas de créer une devise pour en faire une monnaie. Et si certains y ont vu une chance pour la démocratie en permettant à la monnaie de retrouver ses fonctions premières basées sur la confiance entre les individus, d’autres se sont émus du risque que les cryptomonnaies pouvaient faire courir à la souveraineté des États.

Les monnaies électroniques entre menaces et promesses

Utopie libertarienne pour les uns, fantasme d’une anarchie dévastatrice pour les autres, le sujet cristallise ainsi les passions depuis une douzaine d’années maintenant. Certes, à cause de sa nature un peu “sauvage” et ouvertement insurrectionnelle, le Bitcoin a peut-être dès le départ un peu desservi les intérêts des cybermonnaies. Bâtie sur un fonds contestataire mettant en outre l’anonymat (relatif !) au centre du processus de création et d’échange, la première des cryptomonnaies a ainsi permis à un certain nombre d’individus, d’organisations criminelles, de groupes terroristes et d’États plus ou moins renégats de s’adonner au trafic de stupéfiants, à l’achat d’armes ou au contournement des sanctions internationales en évitant la détection, l’interférence ou le jugement des organismes de réglementation. Mais le Bitcoin, et les autres cryptomonnaies qui l’ont suivi, ne sauraient être réduits à cette seule utilisation somme toute marginale.

Au contraire, la technologie de la blockchain qui constitue l’ADN des monnaies cryptées représente sans doute la prochaine étape de développement du système monétaire et financier mondial. Loin des échanges financiers traditionnels et des montages complexes qui peuvent actuellement favoriser l’évasion fiscale, la falsification d’écritures comptables ou encore le blanchiment d’argent (le scandale récent des Pandora papers vient de mettre au jour des décennies de crime financier à grande échelle), la principale innovation technologique des cryptomonnaies réside dans l’existence d’un registre contenant toutes les transactions pour chaque unité monétaire en circulation. L’authentification, non seulement de la création de chaque unité de compte mais aussi de chaque transaction, repose sur une preuve cryptographique, laquelle consiste en une vérification régulière (plusieurs fois par heure) de toutes les nouvelles transactions par un grand nombre de membres du réseau. Ceux-ci mettent d’autant plus de zèle à procéder à ces vérifications (qu’on appelle aussi le “minage”) qu’ils sont récompensés par le versement d’une prime au plus rapide… sous forme de nouvelles unités de cryptomonnaie qui viennent grossir le total de celles déjà en circulation. Impossible de frauder, tout est contrôlé. Impossible de trafiquer les registres, ils sont chiffrés et toute anomalie est aussitôt détectée par les “mineurs” qui invalident aussitôt la ligne ou la transaction litigieuse.

Impossible enfin de créer plus de monnaie que celle strictement exigée par le système, puisque chaque nouvelle unité générée vient rémunérer un service précis. Il est facile de comprendre l’intérêt d’une telle technologie pour une finance plus propre. Alors pourquoi suscite-t-elle une telle opposition ?

Les cryptomonnaies, symboles d’une révolte contre les institutions ?

Les premières cryptomonnaies ont été avant tout conçues pour être indépendantes de tout État, ce qui est quasiment une déclaration de guerre contre la majeure partie des gouvernements de la planète ! En effet, organisées autour de processus et de plateformes totalement décentralisés, ces monnaies s’affranchissent des souverainetés nationales, des banques centrales et de la finance mondiale. Or le monde n’est pas prêt à un tel bouleversement et les cryptomonnaies ont été finalement perçues davantage comme une rébellion face à l’ordre établi plutôt que comme une chance d’améliorer ce qui ne fonctionnait pas.

Par exemple, elles contournent les contrôles de capitaux imposés par les gouvernements, en particulier ceux d’ordre fiscal car la nature-même des cryptomonnaies, décentralisées et hors de toute juridiction étatique, permet d’exporter facilement de fortes sommes pour les soustraire à l’impôt. Ensuite, les institutions mettent en avant les liens entre cryptomonnaies et activités illégales. Et c’est vrai, on l’a vu plus haut, que l’absence de réglementation et la relative discrétion des transactions (chaque utilisateur est identifié par sa seule adresse sur le réseau) a permis à des individus ou des organisations malhonnêtes d’exercer des activités répréhensibles. Mais, rappelons tout de même que le crime n’a pas attendu l’invention du bitcoin pour exister, pas plus que la corruption, la fraude, le financement illégal, le blanchiment, etc. Et à la différence des agissements illicites réalisés avec de la monnaie fiduciaire traditionnelle, toutes les transactions en cryptomonnaies sont rigoureusement enregistrées et accessibles… sous réserve de disposer du pseudo de l’utilisateur.

Enfin, les cryptomonnaies sont vues comme les instruments d’un système opaque, auquel on ne comprend pas toujours grand-chose et qui forme un marché aux fluctuations difficiles à évaluer ou à anticiper, pour ne pas dire contrôler. Une opacité forcément suspecte aux yeux des autorités gouvernementales et qui les a sans doute incitées à réagir. De façon différente selon les pays.

Comment les gouvernements s’adaptent-ils aux monnaies numériques ?

En 2020, un rapport indépendant du G20 mettait en garde les décideurs mondiaux et les banquiers centraux contre leur passivité technocratique face aux monnaies numériques qui se développaient rapidement au point de commencer à menacer l’avenir de la finance. Entre indifférence et méfiance, incompréhension et indignation, la plupart des États du monde ont en effet vu arriver les cryptomonnaies comme un phénomène qu’il fallait, au mieux ignorer, au pire éliminer.

Sauf que les monnaies numériques, si elles sont nées de la crise financière de 2008, se sont peu à peu développées à mesure que le commerce en ligne progressait, que le paiement dématérialisé s’imposait et que la virtualisation des échanges se normalisait. Une situation qui n’a fait que s’accélérer avec la crise de la Covid-19. Le désir de paiement numérique a tout naturellement accru l’intérêt, et même l’appétit pour les cryptomonnaies. Alors que le Bitcoin se négociait aux alentours de 7 500 dollars en janvier 2020, il atteignait 20 000 dollars un an plus tard, après 10 mois de crise sanitaire, avant de s’envoler jusqu’à 55 000 dollars en avril 2021 pour se stabiliser aux alentours de 50 000 dollars depuis l’été dernier malgré une très forte volatilité. Plus de 700 % d’augmentation en 18 mois ! Et les principales cryptomonnaies parmi les quelques milliers désormais en circulation ont plus ou moins suivi la même progression.

Impossible alors de les effacer du champ économique, ou même simplement de les ignorer. D’autant que leur essor a fini par susciter l’intérêt de beaucoup de gens, y compris de leurs détracteurs, au premier rang desquels on trouve les États. Jusqu’ici, on a surtout assisté à des approches décousues de la part des gouvernements, qui se sont pour la plupart appuyés sur des lois obsolètes ou inadaptées pour tenter de réglementer des technologies radicalement nouvelles qui leur échappaient en grande partie. Certains États ont néanmoins commencé à les manier pour promouvoir leurs programmes politiques, projeter leur influence et contourner les sanctions économiques. C’est le cas par exemple du Salvador qui, en dépit d’un rejet massif de sa population, est devenu, depuis le 7 septembre 2021, le premier pays au monde à donner cours légal à une cryptomonnaie, le bitcoin, aux côtés du dollar américain.

D’autres gouvernements au contraire, ont purement et simplement décidé qu’une telle liberté était contraire aux intérêts de l’État, à l’instar de la Chine qui, bien qu’elle héberge 80 % des mineurs de Bitcoin, vient finalement d’interdire formellement le minage et l’utilisation de toute monnaie numérique sur son territoire. À l’exception… du eYuan, la monnaie numérique officielle et souveraine administrée par la Banque populaire de Chine (PBOC).

Sommes-nous entrés dans une ère de monnaies numériques souveraines ?

Et c’est sans doute là la nouvelle tendance qui se dessine au niveau international, tandis que de plus en plus d’États ou d’organisations étatiques comme l’Union Européenne lancent leur programme de monnaie numérique chiffrée souveraine. En clair, des cryptomonnaies réglementées et contrôlées. On l’a évoqué plus haut, avec son eYuan, la Chine a plus ou moins initié le concept de monnaie numérique souveraine, appelée aussi monnaie numérique de banque centrale ou CBDC (central bank digital currency). Rapidement, la Réserve fédérale américaine, la Banque centrale européenne (BCE), la Banque d’Angleterre (BoE) et la Banque du Japon (BoJ) lui ont emboîté le pas et explorent toutes aujourd’hui activement ce nouvel eldorado monétaire. À ce jour, seule la Chine a réellement lancé sa monnaie électronique souveraine, ce qui en fait d’ailleurs la première du genre dans le monde.

Ailleurs, même si les projets de monnaies numériques souveraines sont encore assez loin d’aboutir, les cryptomonnaies “sauvages” (en opposition à celles “domestiquées”, qui émaneront des banques centrales) sont en passe d’être “canalisées” par les autorités. On peut citer la Corée du Sud dont le Parlement a adopté en mars 2020 l’une des premières lois complètes au monde sur la réglementation et la légalisation des transactions en cryptomonnaies. Mentionnons aussi le Japon qui, à défaut de disposer pour l’instant de sa propre CBDC, est le premier pays à avoir reconnu le bitcoin comme véritable monnaie tout en légiférant sur son utilisation. Un peu plus restrictif, le Royaume-Uni oblige quant à lui toutes les entreprises de cryptomonnaie britanniques à s’enregistrer auprès de la Financial Conduct Authority (FCA) et à opérer sous sa seule supervision, en vertu des lois contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme.

Bref, faute de pouvoir les réglementer ou même les interdire (il y a longtemps qu’Internet permet de s’affranchir des frontières pour qui ne craint pas de surfer en eaux troubles), la plupart des gouvernements ont finalement décidé de ne plus laisser les cryptomonnaies hors de contrôle. La démocratie va-t-elle perdre en liberté ce que les États vont recouvrer en contrôle vis-à-vis des cryptomonnaies ? Probablement. D’aucuns diront que c’est un moindre mal et que c’est peut-être le prix à payer pour voir la finance internationale entrer dans le processus vertueux offert par la blockchain. D’autres se désoleront de voir une nouvelle fois les individus dépossédés d’une commodité créée par eux-mêmes et pour eux-mêmes au profit d’un État qu’ils jugeront spoliateur.

Ce qui est clair, c’est que les cryptomonnaies ont remis en cause la primauté de l’État et son monopole sur la création, l’impression et le contrôle de la monnaie. En outre, si elles ont le potentiel de décentraliser et d’assainir la finance internationale, l’écosystème de certaines d’entre elles, à commencer par l’emblématique bitcoin, est toujours en proie aux scandales et aux activités illicites.

Pourtant, il ne manque plus grand-chose pour que leur légitimité soit reconnue, et quelques nouvelles cryptomonnaies privées travaillent d’ores et déjà sur des modèles de vérification et de lutte contre les utilisations abusives. Une fois que ces modèles vertueux se généraliseront, l’univers des cryptomonnaies pourra prétendre à la maturité nécessaire pour ne plus prêter le flanc aux critiques. Alors, peut-être parviendra-t-on à trouver un compromis entre la liberté des peuples à disposer d’une monnaie honnête servant leurs intérêts et la nécessaire supervision des États en leur qualité de garants des libertés et protecteurs des droits individuels.

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